#POGD 69 Pas de bras pas de chocolat

Une poésie par semaine dans ta boite mail

J’espère que vous avez faim ? Aujourd’hui, le poème est long gras et sucré comme une tarte tropézienne. Je vous envoie au 13e siècle, dans ce moyen âge des universités, des princes et des ruelles miséreuses d’un Paris disparu. Dans l’une d’entre elles, au fond d’une impasse humide où le ciel ne paraît plus qu’à midi, une masure.

La misère au grand jour si seulement le soleil daignait y paraître. La porte est ouverte par un courant d’air et l’on y entre d’un coup de pied. À l’intérieur, un galetas infâme d’où sort un sifflement pénible entrecoupé de plaintes. Un tas de tissus se secoue, c’est un homme, il ouvre un œuil (pas deux !) qui semble cligner d’un seul coup pour vous évaluer.

Mais que veut-il mesurer cet œil fixe à la prunelle noire ? Savoir qui vous êtes. Un bon sujet pour faire une chanson ou bien un débiteur venu chercher son bien ? Il finit par grogner satisfait, votre flanelle Zara indique votre statut. Vous êtes un prince. Et d’un geste assuré, il ouvre sa bouche de poète pour qu’enfin, au termes ses rimes, vous ouvriez votre bourse.


LA COMPLAINTE DE RUTEBEUF SUR SON ŒIL

Inutile que je vous raconte

comment j'ai sombré dans la honte :

vous connaissez déjà l'histoire,

de quelle façon

j'ai récemment pris femme,

une femme sans charme et sans beauté.

Ce fut la source de mes maux

qui ont duré plus d'une semaine,

car ils ont commencé avec la pleine lune.

Ecoutez donc,

vous qui me demandez des vers,

quels avantages j'ai tirés

du mariage.

Je n'ai plus rien à mettre en gage ni à vendre:

j'ai du faire face à tant de choses,

eu tant à faire,

tant de soucis et de contrariétés,

que vous le raconter

serait trop long.

Dieu a fait de moi un autre Job :

il m'a pris d'un coup

tout ce que j'avais.

De mon oeil droit, qui était le meilleur,

je n'y vois pas assez pour distinguer ma route

et me conduire.

C'est vraiment un malheur :

pour cet oeil il fait nuit noire

en plein midi.

Je ne suis certes pas au comble de mes voeux,

mais plongé dans le malheur,

profondément :

je suis au fond du trou,

si ne m'en tirent pas

ceux qui jusqu'ici

m'ont secouru (qu'ils en soient remerciés !).

Je suis bien triste, bien contrarié

de cette infirmité,

car je n'y vois aucun profit.

Rien ne va comme je veux :

quel malheur !

Est-ce l'effet de mon inconduite ?

Je serai désormais sobre et raisonnable

(après coup !)

et je me garderai de mes erreurs passées.

Mais à quoi bon, puisque le mal est fait ?

Je m'émeus bien tard,

je me rends compte bien tard des choses,

alors que j'étais pris au piège

dès cette première année.

Que le Dieu qui pour nous a souffert la passion a

ne me laisse pas devenir fou

et protège mon âme !

Ma femme vient d'avoir un enfant ;

mon cheval s'est cassé une patte

contre une barrière ;

maintenant la nourrice veut de l'argent

(elle m'étrangle, elle m'écorche)

pour nourrir l'enfant,

sinon il reviendra brailler dans la maison.

Que le Seigneur Dieu qui l'a fait naître

lui donne de quoi vivre,

qu'il lui envoie sa subsistance,

qu'il me soulage à l'avenir

afin que je puisse l'aider,

que je gagne mieux son pain

et que je conduise mieux ma maison

que je ne le fais !

C'est l'angoisse, je n'y peux rien,

car je n'ai pas le moindre tas

de bûches

dans ma maison pour cet hiver.

Nul n'a jamais été dans un tel désarroi

que moi, c'est la vérité,

car jamais je n'ai eu aussi peu d'argent.

Mon propriétaire veut toucher le loyer

de la maison,

et je l'ai presque entièrement vidée,

je suis nu

face à l'hiver :

voilà une tout autre chanson

(ces mots me sont durs et cruels)

que l'an dernier.

Je deviens presque fou quand j'y pense.

Pas besoin de tanin pour me tanner,

car le réveil

me tanne assez quand je m'éveille;

que je dorme, que je veille,

que j'y pense,

je ne sais où trouver de quoi

passer cette mauvaise période :

voilà mon sort.

Tout ce qui peut l'être a été mis en gage

et déménagé de chez moi,

car je suis resté couché

trois mois, sans voir personne.

De son côté ma femme, ayant eu un enfant,

un mois entier

m'est restée chambrée.

Pendant ce temps j'étais couché

dans l'autre lit,

où je ne m'amusais guère.

Jamais je n'ai eu moins de plaisir

qu'alors à être au lit,

car j'y ai perdu de l'argent

et j'en reste infirme

pour le restant de mes jours.

Un malheur n'arrive jamais seul ;

tout cela devait m'arriver :

c'est fait.

Que sont devenus mes amis

qui m'étaient si proches,

que j'aimais tant?

Je crois qu'ils sont bien clairsemés; ;

ils n'ont pas eu assez d'engrais :

les voilà disparus.

Ces amis-là ne m'ont pas bien traité :

jamais, aussi longtemps que Dieu multipliait

mes épreuves,

il n'en est venu un seul chez moi.

Je crois que le vent me les a enlevés,

l'amitié est morte ;

ce sont amis que vent emporte,

et il ventait devant ma porte:

il les a emportés,

si bien qu'aucun ne m'a réconforté

ni donné de sa poche le moindre secours.

Cela m'apprend

que le peu qu'on a, un ami le prend;

et il se repent trop tard

celui qui a mis

trop d'argent à se faire des amis,

car il n'en trouve pas la moitié d'un bon

pour lui venir en aide.

Je laisserai donc faire la Fortune

et je veillerai à m'aider moi-même,

si je le puis.

de bien,

Il faut me tourner vers les gens

les généreuses, excellentes personnes,

qui m'ont entretenu.

Mes autres amis sont tous pourris :

je les envoie à M. Poubelle

et les lui laisse :

des gens pareils, on peut en faire son deuil

et les laisser dans leur coin

sans rien demander,

car il n'y a en eux rien que l'on puisse aimer

et qui mérite le nom d'amitié.

[Je prie donc Celui

qui se partagea en trois personnes

qui ne sait repousser aucun

de ceux qui l'invoquent,

l'adorent, l'appellent leur Seigneur,

qui éprouve ceux qu'il aime

(et il m'a éprouvé),

de me donner la santé,

que je puisse faire sa volonté]

désormais sans faillir.

A mon seigneur, qui est fils de roi,

j'envoie mon dit et ma complainte,

car j'ai besoin de lui,

et qu'il m'a aidé de bonne grâce:

c'est l'excellent comte de Poitiers

et de Toulouse.

Il saura bien ce que désire

celui qui est plongé dans de telles douleurs.

La complainte de Rutebeuf, Classiques Garnier, éditions Bordas

Anecdotes & Broutilles

L’anecdote te permet d’aller plus loin, mais pas plus que les pieds du poète qui chausse du 41.

  • Jongleur professionnel, Rutebeuf (1245 - 1285) gagne sa vie, selon la légende, en jouant aux dés. En vrai, endetté, il n’a de cesse de chercher de se chercher des mécènes pour survivre. (le dé, la dèche, la hess)

  • Appliquant, la décision du synode d’avril 1261, le roi Louis IX coupe dans les budgets pour préparer sa croisade. Il dîne désormais à porte close et ne reçoit plus jongleurs et ménestrels. Une perte de gain dont Rutebeuf se fait un violent écho dans Renard le Bestourné, où il parodie du roi et son entourage. (Faites des vers, pas la guerre)

  • Avant de me quitter, laissez-moi un message sur mon répondeur où en répondant à cet email. Dites-moi ce que vous aimeriez lire dans les prochaines semaines ou mois.

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