« C’est l’angoisse pour moi le soir. Quand la nuit tombe et qu’il faut rentrer à la maison, je ne comprends toujours pas pourquoi il faut rentrer. » En une phrase (oui deux si on compte la ponctuation, mais c’est chipoter), Valérie Lemercier exprime une des angoisses les plus ancrées chez l'être humain. La journée s’achève, le monde autour de nous aussi. Tout est fini.
Il y a des fins plus ou moins belles. Celle que nous propose, aujourd’hui, Cécile Sauvage (1883 -1927) est bucolique. La poétesse s’incarne en bergère rentrant ses moutons. Elle porte dans ses bras un agneau. Image de circonstance en ce vendredi soir qui suit Pâques et précède l’Aïd. Tout est dans son poème, le soir qui tombe — presque le même que celui où Chimène invoqua les deux saints : Paul et Pierre —, le ruisseau, les abeilles et des paysans plus bonhommes que nature.
Tout y est — sauf la poésie. Alors bien sûr, il y a le rythme, le chant, les images et si l’on ferme les yeux, cet enfant de CE2 qui récite son poème. Mais Cécile n’est pas là. Elle est poète et à l’aide de son couteau, elle lacère la toile. L’instant d’avant, bergère en harmonie avec le monde, l’instant d’après, être humain face à sa condition : la solitude. Face à ce grand désarroi la poétesse ne signe pas la fin. Par un tour de passe-passe que je n’ai pas percé, elle voit le jour mourir et laisse entendre pourtant l’aube du lendemain.
L’enchantement lunaire
L’enchantement lunaire endormant la vallée
Et le jour s’éloignant sur la mer nivelée
Comme une barque d’or nombreuse d’avirons,
J’ai rassemblé, d’un mot hâtif, mes agneaux ronds,
Mes brebis et mes boucs devenus taciturnes
Et j’ai pris le chemin des chaumières nocturnes.
Que l’instant était doux dans le tranquille soir !
Sur l’eau des rayons bleus étant venus s’asseoir
Paraissaient des sentiers tracés pour une fée
Et parfois se plissaient d’une ablette apeurée.
Le troupeau me suivait, clocheteur et bêlant.
Je tenais dans mes bras un petit agneau blanc
Qui, n’ayant que trois jours, tremblait sur ses pieds roses
Et restait en arrière à s’étonner des choses.
Le silence était plein d’incertaines rumeurs,
Des guêpes agrafaient encor le sein des fleurs,
Le ciel était lilas comme un velours de pêche.
Des paysans rentraient portant au dos leur bêche
D’argent qui miroitait sous un dernier rayon,
Et des paniers d’osier sentant l’herbe et l’oignon.
Les champs vibraient encor du jeu des sauterelles.
Je marchais. L’agneau gras pesait à mes bras frêles.
Je ne sais quel regret me mit les yeux en pleurs
Ni quel émoi me vint de ce cœur sur mon cœur,
Mais soudain j’ai senti que mon âme était seule.
La lune sur les blés roulait sa belle meule ;
Par un même destin leurs jours étant liés,
Mes brebis cheminaient auprès de leurs béliers ;
Les roses défaillants répandaient leur ceinture
Et l’ombre peu à peu devenait plus obscure.
Cécile Sauvage, Tandis que la terre tourne, Mercure de France
À voix haute
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Anecdotes & Broutilles
L’anecdote te permet d’aller plus loin, mais pas plus que les pieds du poète qui chausse du 41.
Jean de Gourmont, auteur et journaliste, qualifie ainsi les vers de Cécile Sauvage « La poésie de Cécile Sauvage est une poésie de plein air et de plein vent » (va jouer dehors, fais de la poésie)
Cécile envoie son manuscrit Les trois muses à une revue pour publication. Après quelques échanges épistolaires avec le rédacteur, elle finit par l’épouser. (dans le jargon on parle de publier les bans)
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