An de grâce 1263, Berthe se faufile dans la foule à petits pas rapides et lestes. Elle a fait un détour. La ruelle de la Licorne a l’avantage d’être couverte et de faciliter la discrétion. Elle jure contre elle même : quelle drôle d’idée d’avoir revêtu sa cotte de velux, aussi élégante qu’ostentatoire. Heureusement que son gros mantel en laine la recouvre presque entièrement. Enfin, c’est sans compter qu’elle doit remonter régulièrement ladite cotte sur ses mollets pour éviter qu’elle ne se tache de la boue de l’île de la Cité.
Ah, enfin la voilà sur le parvis, la foule est dense ; elle évite un troubadour, deux mendiants de la Cour des Miracles, un gros bourgeois venu déposer un ex-voto dans la cathédrale et un couple de paysannes embarrassées de deux gros paniers pleins de volailles à vendre sur le marché. Berthe a rendez-vous sous le transept gauche de la cathédrale avec son drapier. Elle saute le pas. Berthe prend un amant.
Alors qu’elle franchît le portail de la cathédrale, elle réfléchit au poids de son futur péché. Sur la balance du jugement dernier que pèse le plus lourd ? Un amant ? Ou le fait que ledit amant soit un drapier juif ?
Pragmatique, elle balaie ses scrupules d’un revers sa main gantée quand elle voit Jacob sous le transept. Il est beau et elle est amoureuse. Et, ironie du sort, elle lui trouve un faux air du Philippe Auguste qu’on trouve encore sur les deniers parisis.
Le reste appartient à l’histoire et à la poésie.
Hé! Dieu, je n'ai pas mari
qui soit à mon gré :
il n'est en lui courtoisie
ni gaieté !
Jeune femme est bien trahie,
par la foi qu'à Dieu je dois,
quand elle est à vilain livrée
pour faire ses volontés :
ce fut bien mal décidé.
De mari suis mal lotie,
avec ami me rattraperai.
Mon mari ne m'en savait
aucun gré, qu'il prenne une amie,
car, qu'il le veuille ou non, j'aimerai !
Anonyme, Anthologie de la poésie Lyrique Française des XIIe et XIIIe siècle, Poésie / Gallimard
L’anecdote te permet d’aller plus loin, mais pas plus que les pieds du poète qui chausse du 41.
Notre anonyme du jour est une femme, dont il sera, de facto, difficile de retracer la vie. En revanche, rien n’empêche de l’imaginer poser sa plume, contente des ses vers, et se lever de son écritoire pour engloutir une comminée de volailles avant de se rendre chez son ami. (L’appétit vient en mangeant)
À l’époque, je parle des XIIe et XIIe siècles, les poètes se nomment, Gace Brulé, Guiot de Dijon, Conon de Béthune, Colin Muset, Moniot d’Arras ou Rutebeuf. Autant de noms ou de prénoms que l’on ne trouve plus dans nos écoles maternelles. Pourtant quel charme d’imaginer aujourd’hui, Conon déchiffrant les lettres de l’alphabet, Moniot récitant avec hésitation quelques vers de Maurice Carême ou bien Colin jouant à la balle avec Gace. (Tous les poètes sont nés dans la cour de récréation)
Tu peux m'écrire en répondant à ce mail ou me faire un vocal pour me demander un poème ou une dédicace. À la semaine prochaine.