Vos papiers s'il vous plaît ! Chaque fois que je parle de poésie à quelqu'un, j'ai l'impression d'être un policier en plein contrôle d'identité. En face, la personne panique, elle cherche des références, bredouille. Je sens qu'elle cherche spontanément à prouver quelque chose. Dans sa tête, elle le sait, elle ne peut pas être ignorante de la poésie au risque que le crâne de Victor Hugo et les vertèbres de Baudelaire lui tombent dessus à bras raccourcis.
Elle risque alors l'embolie de culture française.
En face, je me sens bête. Je veux lui retirer l'idée de la tête. Un peu comme un chirurgien cardiaque, je voudrais lui poser un peacemaker pour que le coeur redémarre. C'est toute l'ambition de Poésie Grand Débutant, remettre du cœur, là où la tête n'a rien à faire.
Et du cœur, elle en a la poésie de la semaine. Autant de cœur que son poète, Nâzim Hikmet. Avec son poème Autobiographie, le poète turc (1902 - 1963) parle de la vie, de la sienne, de celles des autres, des fruits qu'il a goûtés - des plus amers aux plus sucrés. Il se regarde et regarde le monde avec une étonnante bonté. Et le plus doux est sans doute ses mots, leur simplicité qui les destine à parler au paysan d'Anatolie. On est loin du contrôle d'identité et c'est d'autant plus touchant quand on sait le nombre d'années que passa en prison le poète communiste.
Je suis né en 1902
je ne suis jamais revenu dans ma ville natale
je n'aime pas les retours.
À l'âge de trois ans à Alep je fis profession de petit- fils de pacha
à dix-neuf ans d'étudiant à l'université communiste de Moscou
à quarante-neuf ans à Moscou d'invité Comité du Central,
et depuis ma quatorzième année j'exerce le métier de poète..
Il est des gens qui connaissent toutes les espèces d'herbes
et d'autres celles des poissons
moi celles des séparations.
Il est des gens qui peuvent citer par cœur les noms des étoiles
moi ceux des nostalgies.
J'ai dormi dans des prisons et de grands hôtels aussi.
J'ai connu la faim et aussi la grève de la faim et il n'est pas de mets auxquels je n'aie goûté
À trente ans on a voulu me pendre.
À quarante-huit ans on a voulu me donner le Prix mondial de la Paix
et on me l'a donné.
L'année de mes trente-six ans j'ai parcouru en six mois quatre mètres carrés de béton.
Dans ma cinquante-neuvième année j'ai volé de Prague à La Havane en dix-huit heures.
Je n'ai pas eu de cancer jusqu'à présent
je ne suis pas obligé de l'avoir.
Je ne serai pas premier ministre et caetera
et je n'ai aucun goût pour ce genre de travail.
Je n'ai pas non plus fait la guerre
je ne suis pas descendu en pleine nuit dans les abris
je ne me suis pas retrouvé sur les routes
sous des avions descendant en piqué
mais à l'approche de la soixantaine je suis tombé amoureux.
Pour être bref camarades
aujourd'hui à Berlin bien que crevant de tristesse
je puis dire que j'ai vécu comme un homme
mais ce qu'il me reste à vivre
et ce qui peut m' arriver qui le sait ?
11 septembre 1961, Berlin-Est
Il neige dans la nuit et autres poèmes, Gallimard 1999
L’anecdote te permet d’aller plus loin, mais pas plus que les pieds du poète qui chausse du 41.
Tu peux écouter ici le poème Autobiographie (merci France Culture) dans une version légèrement différente et si tu prolonges ton écoute tu entendras même la voix du poète. (en français dans le casque)
Réputé comme l'inventeur du vers libre en Turquie, l'écrivain Nedim Gürsel suppute qu'il l'a inventé en opposition à l'amant de sa mère, le poète Yahya Kemal qu'il détestait. (Nique ton beau-père)
Nâzim Hikmet a écrit un seul et unique roman Les romantiques, enfin pour le titre en français. La traduction littérale du turc donne plutôt il fait bon vivre, mon vieux. (traduire, c'est trahir)
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